Accueil Economie Supplément Economique Financement de l’économie | Mongi Mokaddem, Professeur à l’Université Tunis El Manar à La Presse : «Il est nécessaire d’opter pour un nouveau modèle bancaire»

Financement de l’économie | Mongi Mokaddem, Professeur à l’Université Tunis El Manar à La Presse : «Il est nécessaire d’opter pour un nouveau modèle bancaire»

 

Le paysage bancaire tunisien est plein de contradictions: alors que la Tunisie compte plus d’une vingtaine de banques universelles, l’absence de concurrence dans le secteur dessert le consommateur, les ménages et les entreprises. Les PME qui représentent plus de 90% du tissu productif n’ont droit qu’à 12% des financements bancaires. De surcroît, l’absence de banques spécialisées a gravement nui à des secteurs entiers, toujours en mal de financement. Quelles sont les causes de cette situation paradoxale? Comment faire pour améliorer la rentabilité sociale des banques ? Dans cet entretien, Pr Mongi Mokaddem livre une analyse du paysage bancaire tunisien et propose des pistes de réflexion pour améliorer la contribution du secteur au financement de l’économie.

On reproche aux banques de ne pas jouer pleinement leur rôle dans le financement de l’économie, en laissant de côté les PME qui représentent plus de 90% du tissu économique et en se focalisant uniquement sur les grands groupes. Quelles sont les raisons de ce déraillement?

Les raisons sont très logiques. Nous sommes en présence de banques qui doivent veiller à leur rentabilité économique, donc elles doivent faire en sorte que les risques soient mineurs. Dans cette optique, il est tout à fait normal que les banques soient méfiantes vis-à-vis des petites entreprises, des secteurs risqués comme le secteur de l’agriculture ou encore des régions pauvres. On comprend très bien ces chiffres, car nous sommes régis par un modèle néo-libéral. Mais revenons d’abord sur les expériences vécues par la Tunisie, surtout par rapport aux banques spécialisées. Nous avions des banques spécialisées, notamment dans l’agriculture. Il se trouve que la BNA a toujours réalisé des pertes parce qu’on ne peut pas prétendre réaliser des bénéfices dans un secteur très risqué qui est tributaire des conditions climatiques… Alors la question qui se pose : faut-il réaliser des gains ou privilégier la rentabilité sociale pour rendre service aux entreprises, régions et  secteurs… L’idéal serait que l’on réussisse l’arbitrage entre les deux. Or, dans le cadre des choix du  modèle néolibéral, il va de soi qu’on privilégie la rentabilité économique. Toutes les banques vont se comporter de cette manière-là, y compris la BH et la BNA, qui ont cessé d’être spécialisées pour devenir des banques universelles et c’est ce qui explique qu’elles tiennent aujourd’hui la route. Auparavant, leur pérennité était menacée, maintenant ce n’est plus le cas. Les banques sont, donc, des entreprises motivées par  la rentabilité économique, qui est nécessaire pour leur survie, sinon elles sont vouées  à la disparition. Mais pour que les banques puissent remplir pleinement leur rôle dans le financement de l’économie tout en améliorant leur rentabilité sociale, il est nécessaire de les restructurer et d’opter pour un nouveau modèle bancaire.

Comment expliquez-vous la faible concurrence dans le secteur malgré un nombre assez élevé de banques présentes en Tunisie?

Il est vrai que le nombre des banques est excessif. On n’a pas besoin de tant de banques pour une petite économie de 11 millions d’individus. Mais à mon sens, le secteur souffre de deux grands problèmes, la taille et la spécialisation des banques. Résultat des courses, les banques sont émiettées et fragilisées. Il faut penser à une taille optimale pour les banques. Vous allez me dire, on peut faire jouer la concurrence, or il n’y a pas de concurrence. Les banques offrent la même qualité de services, proposent  le même taux d’intérêt… On ne peut pas parler de véritable concurrence qui arrangerait le consommateur. La question qui se pose, est-ce qu’on a besoin de tant de banques? En tout cas, il faut absolument réduire ce très grand nombre à travers des fusions ou des acquisitions… La tâche n’est pas facile et elle n’est pas uniquement technique. C’est une entreprise assez difficile qui nécessite, bien sûr, une volonté politique très forte. Outre la question du nombre, il y a aussi la question de la spécialisation. Comment, aujourd’hui, on peut se permettre d’éliminer toute spécialisation? Or, c’est un volet très important parce qu’il y a des secteurs prioritaires qu’il faut traiter à part. Si on a universalisé la BNA, qui va financer les petits paysans? Vous savez très bien l’importance de la petite paysannerie en Tunisie. Qui va financer les petites entreprises?  Les PME, qui représentent 94% du tissu productif tunisien, ne bénéficient que de 12% des crédits. Ce n’est pas normal. Les petites entreprises ne sont pas capables de répondre aux conditions exigées par les banques, notamment les garanties. Le problème se pose également pour les 14 gouvernorats de l’intérieur. On préfère toujours investir dans une région côtière, plutôt qu’à Gafsa, Kasserine ou  Tozeur. Aujourd’hui, il y a des urgences et, pour y répondre, il faut concevoir de nouveaux types de banques.

Justement, quels sont les nouveaux types de banques  qui peuvent répondre à nos priorités économiques ?

De nouveaux types de banques, on y a déjà pensé. Par exemple pour les microcrédits et les populations démunies, on a mis en place une banque spécialisée dans la microfinance qui est la BTS. Elle  remplit parfaitement sa mission. On peut, de même,  concevoir des banques de région. On y a réfléchi et le  gouverneur de la BCT en a parlé. Certains textes prévoient la création de banques spécialisées dans le financement des régions. La mise en place de ce genre d’institution est importante parce que chaque région a ses propres problèmes, spécificités et sa propre clientèle. Donc, il est toujours bénéfique de concevoir des banques à même de répondre aux besoins des régions. Il y a aussi les banques coopératives. Il ne faut pas oublier, dans ce cadre, qu’on a conçu tout un secteur, celui de l’économie sociale et solidaire, dont les fondements ont été posés grâce à la loi 2020, bien que les textes d’application n’aient pas encore vu le jour. Le bon fonctionnement de l’ESS nécessite la création de banques appropriées, c’est-à-dire des banques coopératives ou des banques mutualistes. A ce jour, aucune banque de ce type n’a été créée. Mais il est toujours possible de lancer une banque coopérative puisque l’économie sociale et solidaire est une nouvelle organisation qui n’en est qu’à ses débuts. Elle va permettre l’inclusion des paysans en milieu rural et des pauvres dans les quartiers populaires. Evidemment, c’est un bon moyen. Il y a aussi la banque postale. Pourquoi la Banque Postale n’a pas vu le jour ? Parce que tout simplement, le projet a été saboté, étant donné que  la future banque postale qui jouirait de la confiance des Tunisiens de par sa proximité et son omniprésence risque de concurrencer les banques en matière de collecte d’épargne.

Beaucoup estiment que le maintien des trois banques publiques, qui sont universelles, présente plus d’inconvénients que d’avantages, surtout avec le nombre assez  élevé des banques qui sont déjà présentes en Tunisie. Faut-il céder les banques publiques? 

On ne doit pas céder les banques publiques. C’est le bras financier de l’Etat. Evidemment, dans tout futur modèle, il faut absolument que l’Etat revienne à son rôle fondamental, à savoir le rôle social. Tout le reste, c’est de la démagogie. Aujourd’hui, dire qu’il faut marginaliser l’Etat au profit du marché n’est pas vrai, étant donné le contexte tunisien  actuel. On l’a vu lors de la crise Covid, lorsque les hôpitaux publics étaient l’unique refuge des malades. On dispose de trois grandes  banques, publiques, et ce, sans tenir compte des petites banques telles que la Bfpme et la BTS. On peut toujours réfléchir à des restructurations, ou même  à une fusion, bien que cette solution n’ait pas marché. Rappelons qu’en 2014, les trois banques étaient sur le point de faire faillite. L’une des solutions auxquelles on a pensé était alors la fusion. Ensuite, on s’est dit que ce n’est pas possible dans la mesure où on va créer une banque monstre. Le projet a échoué, alors on a opté pour la recapitalisation des trois banques. Mais la question de la fusion est toujours envisageable. Créer une seule banque publique qui dispose de beaucoup de moyens financiers et qui peut intervenir au profit des secteurs, pourquoi pas ? Après tout, la spécificité de la banque publique, c’est qu’elle ne vise pas  uniquement la rentabilité économique. Elle peut se permettre d’intervenir dans des activités risquées, telles que l’agriculture et l’exportation ou au profit des petites entreprises. A mon sens, on doit préserver  les banques publiques, d’ailleurs, c’est le cas pour toutes les autres entreprises publiques, parce que ce sont des acquis. Cela n’empêche qu’il est possible de réfléchir à des restructurations, en vue d’avoir une ou deux banques publiques qui soient très efficaces en matière de financement de l’économie, surtout des secteurs prioritaires.

A fin juin 2023, les banques cotées affichent un résultat net en légère progression (1,2%) en glissement annuel, alors que certaines banques ont vu leurs notes abaissées… D’un autre côté, les banques de la place continuent depuis des années de financer le budget de l’Etat. Qu’en pensez-vous ? Comment se porte aujourd’hui le secteur bancaire?

Cela me rappelle cette situation paradoxale: dans une économie qui réalise des taux de croissance négatifs, on a des banques qui enregistrent des profits à plus de deux chiffres. Ceci s’explique par le fait que les banques sont de plus en plus rentières. Elles tirent leur rente à partir du déficit budgétaire chronique. Elles profitent finalement de cette combinaison triangulaire entre BCT, banques et trésor puisque la Banque centrale ne peut pas prêter directement au trésor. Elles servent comme intermédiaire et entre-temps, elles bénéficient d’une marge bénéficiaire assez substantielle. Ce sont des banques qui ne fournissent pas beaucoup d’efforts, mais qui profitent d’une marge bénéficiaire très importante, avec toutes les conséquences négatives que cette situation génère. L’essentiel de leur liquidité est consacré à l’achat des titres de trésor public, et  sert, donc, à prêter à l’Etat. Qui va, alors, prêter à l’économie, les consommateurs et les entreprises ? Finalement, c’est l’investissement qui s’en ressent et la création des  richesses d’une manière générale se trouve impactée.  Cette situation paradoxale puise son origine dans  cette déviation suite à laquelle, au nom de l’indépendance de la BCT, il n’existe plus de relation directe entre la BCT et l’Etat. Comment le secteur se porte-t-il ? On peut dire que c’est un secteur qui fonctionne normalement. Selon les  critères classiques, les banques se portent correctement  même si les agences de notation abaissent la note de telle ou telle banque.

Vous considérez que pour résoudre le problème du financement de l’économie, il faut d’abord revoir les choix économiques. Qu’entendez-vous par celà ? 

Le modèle économique actuel est néolibéral. C’est un ensemble de choix économiques néolibéraux. Ces choix supposent qu’on accorde la priorité aux gains, à la rentabilité économique, au marché, et ce, au détriment de l’Etat. C’est une approche qui consiste à marginaliser le rôle de l’Etat et à accorder de plus en plus d’importance au marché, et qui suppose que l’économie doit être régulée en fonction du marché. Or, tout le monde sait que le marché est aujourd’hui  incapable d’assurer une régulation et un fonctionnement correct de l’économie parce que les dérapages sont énormes. Regardez, on parle de spéculation et de circuits de distribution défaillants, etc. Ce sont les résultats des dérapages du marché. On ne peut pas compter sur le marché. Il doit fonctionner sous le contrôle de l’Etat. C’est-à-dire que l’Etat doit être présent pour corriger tout ce qui est dérapage. Dans un modèle néolibéral, on ne peut pas reprocher aux banques de fonctionner selon des repères décidés par ce même modèle. Or, on sait très bien que même avant la révolution, le modèle a complètement échoué, et pourtant, après la révolution, on a continué à favoriser les mêmes choix. Résultat : les défauts du modèle se sont aggravés.

Et pour conclure ?

Dans notre étude (réalisée par le Ftdes et s’intitule la problématique du financement de l’économie), on a qualifié la question du financement de problématique parce qu’elle suscite beaucoup de questions qui touchent tous les domaines. Aujourd’hui, nous sommes dans une économie en crise, incapable de créer de la richesse. Donc, elle est incapable de satisfaire les besoins parfois vitaux des Tunisiens. Pour  que cette économie soit en mesure de créer de la richesse, il faut qu’il y ait des investissements, de l’épargne et  des ressources. Evidemment, les ressources peuvent varier. Aujourd’hui, on trouve de plus en plus de mal à se procurer de ressources auprès de l’étranger. Et si on opte vraiment  pour ce choix, qui consiste à compter sur nos propres moyens, il faut se donner les moyens pour être en mesure de financer une croissance économique sans être tributaire de l’étranger et des financements extérieurs.

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